Edmond Radar
Andrea Mantegna aux bords de Seine
 

 

 

 

1. Andrea Mantegna, Crocifissione. Parigi, Musée du Louvre.

 

 


La voix des maîtres ne se tait pas (André Malraux)
 


Le Musée du Louvre, à Paris, a présenté en cette fin d'année 2008 une rétrospective de la peinture d'Andrea Mantegna, soit près de 190 oeuvres donnant à suivre une aventure créatrice aussi singulière que volontaire, très construite, qui n'est pas sans faire écho à nos propres préférences pour les oeuvres de rupture. C'est qu'il y allait, pour Mantegna, d'une certaine vision de l'homme; mais n'est-ce pas encore l'enjeu de notre aujourd'hui? Le passé est un horizon que nous donnons à notre présent et dont nous nous trouvons capables. Nous voici devant l'horizon déployé de Mantegna.
 


En rêve d'orientation
Le surgissement de l'oeuvre d'Andrea Mantegna au Quattrocento exprime une volonté d'individuation passionnée. C'est de toutes les puissances de son art de peindre — la science optique d'Alberti, le dessin incisif d'Uccello, le colorisme vénitien de Giambellini, le luminisme flamand d'Antonello da Messina, la scansion spatiale de Piero della Francesca, la sveltesse robuste de Donatello — qu'il dévoue à la célébration héroïque du type humain.
1453, Byzance tombe aux mains des Turcs. Il n'y aura plus désormais de présence politique de l'Empire romain, fûtelle symbolique, sinon par ces antiquités que la piété individuelle a sauvées du désastre. Tel est l'évènement qui clôt les années d'apprentissage de Mantegna, né en 1431, près de Padoue. Il avait, dès l'âge de 12 ans, fréquenté l'atelier de Squarcione, sculpteur d'après l'antique.
A l'Occident désormais d'assumer dans la solitude, sur la lancée de Jérusalem, Athènes et Rome, une vision du monde qui accueille les énergies neuves du siècle.
De là ces compositions conçues dans une tension exemplaire entre le tellus antique — il s'éprouve du pied à Padoue et à Florence — et une affirmation sans précédent des destinées individuelles.
 


Sculpte ta propre statue
Il ne s'agissait pas de revenir sur le passé, comme on le dit communément de Mantegna, mais de donner forme à ce que l'antiquité préfigurait mythiquement, en rêve d'orientation.
De là chez Mantegna — comme cela s'observe chez Giotto, Masaccio, Piero della Francesca — ces silhouettes athlétiques, superbes de perfection, campées aux horizons d'un humanisme prophétique.
Plus particulièrement, en cette mise en exergue de l'autonomie individuelle, domine, chez Mantegna — la présence obsédante du minéral. Au point que ses silhouettes semblent sculptées plutôt que peintes tant les contours sont enclos en leurs orbes.
Sculpte ta propre statue! enjoint Epictète. Et c'est bien cette maxime qui dicte l'affirmation solipsiste que Mantegna exalte à travers son oeuvre entier. Elle culmine dans le Portrait de Carlos de Médicis (1466) aux Offices à Florence.
Ce ne sont que deux ou trois couleurs, vert pour le fond, rose argent pour le manteau, brun éclairci pour le visage, à partir desquelles intervient le jeu étudié des nuances. Le choix est arrêté aux éléments fondamentaux; l'expression saisit et convainc sans dire le mot de son art. Nous sommes devant ce que Malraux appelle «La création d'un système de formes».
Le visage a l'intensité qu'un style ferme, servi par l'observation, peut prêter aux seuls traits qui construisent optiquement l'hallucination de la présence. Simplifie-toi! édicte Marc Aurèle. Sous l'élégance des plis du manteau dont ce jeune seigneur s'enveloppe les épaules, perce la science du jeu individuel, mais ce n'est là qu'une manière portée par l'être. Un accent plus large dénonce la grande santé, le vivant intact qui n'a rompu ni avec l'effort, ni avec la foule.
Les réflexes, la volonté, l'intelligence de cet homme prompt sont acquis à une existence éveillée, créatrice d'intensités. Une conviction le porte qu'il n'a pas dû apprendre.
 

 

2. Andrea Mantegna, Orazione nell'orto. Londra, National Gallery

 



Une civilisation se mesure aux villes qu'elle bâtit
Ces portraits ne sont pas la règle. Ces fières silhouettes se retrouvent intégrées au rituel social et à leur environnement vital. Le plus souvent même elles se dressent au milieu de paysages montueux qui seraient d'une aridité désolée si elles n'étaient surmontées de villes aux murailles jalonnées de tours finement crénelées, en évocation de l'exploit urbain considéré comme un art complet par Alberti son théoricien.
C'est là un thème que Mantegna reprend en force et qui intervient dans ses oeuvres les plus importantes et notamment dans les fresques de la chambre des époux du Palais de Mantoue (1474). Ces profils de villes idéalisées n'accablent pas l'esprit qui se trouverait défié par un passé insurpassable. Ces villes qui ceinturent des monuments éclaboussés de lumières aurorales — temples, théâtres, Colisées, portiques mais aussi le campanile de Venise — sont des utopies. Dans la fresque de la chambre des époux le double panoramique de ces cités idéales est conçu comme autant de projets avancés par le génie d'anticipation du peintre, sous le regard de Ludovic de Gonzague, héros de la fresque et lui-même grand bâtisseur. Une civilisation se mesure aux villes qu'elle bâtit.
Sommant une géographie pré-alpestre, de telles cités sont l'expression d'un espace disposé pour de premières libertés. Encore fautil les défendre. De là ces murailles soigneusement dessinées et dont le thème répétitif se retrouve dans La prière du Christ au jardin des oliviers à Tours (1459) et à Londres. Dans La Crucifixion au Louvre (1459), le Martyre de Saint Sébastien (1480) au Louvre, etc....
Ce thème répétitif appelle son interprétation. La ville, de même que dans le Traité d'Alberti, est représentée en forme de pari de civilisation, mais exposée aux derniers périls. Dans une Europe féodale où les monarchies montent en force — faut-il rappeler le sac de Liège par le Téméraire (1467) celui de Rome (1527) par les Impériaux? — la dynastie des Gonzague régnera sur Mantoue le temps de trois générations et c'est miracle!
Ces cités franches subsisteront le temps de se donner une illustration, et non des moindres, grâce à un génie politique dont Machiavel se fera le théoricien fulgurant.
«Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles». Devançant Paul Valéry de quatre siècles, Mantegna en exorcisait le maléfice en élevant la ville à l'éternelle jeunesse du mythe. Qu'elle soit dans la mémoire, si elle ne se traduit dans la réalité, et ainsi guide sur le chemin par temps de détresse!
 


Toute pensée qui n'est pas tragique est superficielle
Enfin, surmontant toute mythologie, la vision de Mantegna se découvre pensée tragique. Dans La Crucifixion du Louvre, le peintre confronte le Juste persécuté,

 

 

Et moi je suis un vermisseau, non un homme
Opprobre des hommes et méprisé du peuple


(Psaume XXII, 7)

 


à la Jérusalem spirituelle, achevant le cycle dans une tension déchirante de l'homme au cosmos.
Saisissante en est la composition dominée par trois croix dressant les suppliciés haut dans le ciel. A gauche du tertre empierré, le groupe resserré des femmes en pleurs, aux visages creusés par la souffrance, sont comme figées sur place, formant un ensemble sculpté par la douleur; à droite, trois soldats se partagent aux dés la robe sans couture du Christ; à l'horizon Jérusalem s'élève sur sa colline, dans la gloire d'un ciel crépusculaire dissolvant l'implacable rigueur aux promesses d'une générosité plus large.
Dans la Prière au jardin des oliviers, un décor rupestre, qu'une brèche en son centre ouvre sur le ciel, déborde, à l'avant plan, en table de sacrifice. A gauche s'élève, en un détail extrême, Jérusalem sur sa colline. D'un ravin, qui prend naissance aux pieds des murailles, s'égrène la cohorte armée guidée par Judas. A l'avant-plan, à droite, les apôtres endormis gisent, affalés de fatigue, à même le rocher. Le Christ les surmonte, agenouillé à un appui rocheux. Un ange, traversant les airs, et qui pourrait être confondu avec quelque nuée accrochée au flanc de la falaise, apporte réconfort à l'orant, l'instant d'une effulgence.
Un jeu de courbes et contre-courbes modèle le socle rocheux, départageant les vues sur le Christ en prière, les apôtres endormis, la soldatesque, sur les profils luminescents, en hauteur, de la Jérusalem sainte.
Personne, mieux que Pascal, n'a exprimé l'exception de ce moment dont Mantegna nous a peint ici la Geste: «Jésus souffre dans sa passion les tourments que lui font les hommes, mais dans son agonie, il souffre les tourments qu'il se donne à lui-même. Turbare semetipsum».
La prière au jardin retient l'espérance de l'humanité, la foi qui doit la soutenir, la charité qui supplée à tout. Mais cette conscience est cernée par la violence criminelle qui se referme sur elle, comme ces murailles du monde dont parle Lucrèce et que Mantegna a représentées quasi littéralement par les falaises qui ferment sa composition.

Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe,
(Luc, XXII, 42)

 

3. Andrea Mantegna, Zuffa di dei marini. Roma, lstituto Nazionale per la Grafica

 

 

Au moment de consentir à la meule cosmique, par la brèche qui refend la falaise, se décrivent en plein ciel des nuages éperdus, vibrant de lumière, tandis que fleurissent des arborescences épiphaniques et que, victorieuses de l'aridité, des végétations vivaces crèvent la pierraille ...
La beauté, dont nous sommes saisis, fait remonter en nous la mémoire, toujours plus lointaine, d'un monde à son éveil dont nous ne cessons de nous étonner. Elle nous fait traverser le mur des connaissances échangeables pour celles d'un coeur assiégé d'évidences énigmatiques.
La vérité et la justice sont du côté de l'innocent persécuté. Tel est le regard — le jugement — que le Christ, en cet instant, ouvre sur la condition humaine. La violence et ses crimes seront désormais traversés d'une vigilance qui ne se distingue pas de cette veille d'agonie.
 


A fin que notre sens soit éveillé
Que tant de patience s'exerce à soumettre les effets de la pierre sculptée à l'expression picturale, enjoignait de remonter aux structures génératrices des langages respectifs de la sculpture et de la peinture. Or le passage s'opère par la perspective. Celleci, en effet, détaille le jeu optique qui régit la transmutation, elle ordonne la reconstruction artificieuse des volumes aux deux dimensions du plan, enfin, elle assure l'illusion du relief, objet de l'échange.
Et quel échange! Jamais comme en ces temps, sculpture et peinture ne se sont élevés à des performances aussi distinctes; jamais par conséquent — de Donatello à Vinci — à des écarts plus accusés et, pour les réduire, à des prouesses mentales plus hardies: La pittura è cosa mentale (Vinci).
Par un détour aussi concerté, Mantegna se livrait lui-même aux flèches de la perfection dont René Descartes pensait que l'idée en a été mise en nous par Dieu.
Perfection du Martyre de Saint Sébastien (au Louvre) où les flèches qui meurtrissent le supplicié sont plantées en rigueur de perspective dans le respect scrupuleux de la visée des archers. Aiguillon dont, tel son modèle, Mantegna est éperonné pour l'amour de son Dieu.

Le Christ mort (1480) au Brera à Milan, conduit cette virtuosité aux extrêmes. L'effet plastique de la pierre sculptée est ici surcompensé, oserons-nous dire, par la représentation picturale. En effet la perspective, raccourcie avec tant d'audace par le peintre, ne pourrait être levée sur la sculpture, si elle avait été exécutée, que dans le moment d'un regard fortuit. L'oeuvre peint de Mantegna en fixe la singularité par le recours systématisé à la perspective afin que notre sens soit éveillé à nouveau frais.
Ainsi nous trouvons-nous devant la même conscience sobre de la mort que dans La prière du Christ au jardin des oliviers, quoique d'une manière plus abrupte. En effet, dans le Christ mort du Brera, la prise de conscience s'exerce sans la consolation d'une nature épiphanique, sans la diversion d'une floralies consolatrice: le minéral règne seul, dépouillé de toute mythologie.
Sauf qu'une pensée sans concession devant l'abrupt de la mort est portée à une intensité d'analyse dans l'acte de représentation artistique qui, nulle part ni en aucun temps, n'a été atteinte avec cette rigueur.
La danse des atomes, si tant est qu'elle définisse la matière, est traversée ici par une initiative intelligente. Jamais la pierre en sa compacité n'a été circonvenue de pensées d'harmonie, de justesse mathématique dans la grâce exorcisant l'horreur, comme en ce tableau. Jamais la tyrannie d'un esprit visionnaire n'a régné de cette façon, toute mentale, sur le minéral. Le crucifié, dont on déplore la perte, se révèle ici en son effigie pétrifiée, le fils du Logos, tandis que le peintre qui le suscite, témoigne que lui-même, y a part, en sa volonté d'art.
Mantegna nous donne beaucoup à interpréter, jusqu'à ce que nous comprenions que lui-même n'a cessé de pour-suivre à travers l'art de peindre, sa propre interprétation du monde, des autres et de lui-même.
Le combat des dieux marins (Chatsworth) nous donne à surprendre à quelles profondeurs jouaient les sources d'une invention qui se manifeste partout en effets de puissance dominatrice. Les fonds marins sont ici la mise en scène d'un inconscient livré à l'anarchie native des instincts.

Une sauvagerie déchevelée est intégrée, par courbes et contre-courbes à un clavier d'harmonie plus vaste encore. Les énergies premières que Goethe appelait Les mères! Mémoire de l'enfant adopté à l'âge de 1 1 ans par Squarcione, tôt enlevé à l'affection maternelle; mémoire du martyrologue chrétien sur le théâtre de l'antiquité; mémoire de l'héroïsme d'exception d'Epictète et de Marc Aurèle; mémoire de l'humanité native de Donatello; fulgurations, en mémoire encore, des visions de Giambellini, Uccello, Piero della Francesca; mémoire obsédante (car elle ne quittera de longtemps les songes de l'homme européen) de Jérusalem, Athènes et Rome; mémoires imposant, par leur abondance même, une persistante énigme, non tant à résoudre, qu'à interpréter à la manière dont Andrea Mantegna en a incanté les traces.
' Andrea Mantegna (1431-1506), Musée du Louvre, Hall Napoléon, Paris. Du 26 septembre 2008 au 5 janvier 2009.
Les Offices ne se sont pas dessaisi du tableau. Le Palais Brera ne s'est pas dessaisi du tableau.


 

4. Andrea Mantegna, San Sebastiano (San Sebastiano di Aigueperse). Parigi, Musée du Louvre.

 

 

 

 

 

ARTE Documento  N°25                                                                       © Edizioni della Laguna